Nous sommes le 24 décembre 1957. Ma Gaspésie natale a encore un look de carte de Noël. J'aurai sept ans en mars. Assez vieux pour comprendre certaines choses et assez jeune pour faire semblant que l'on ne comprend pas. Le froid est bien installé et la grosse fournaise à bois souffle une chaleur enveloppante. Mon père se lève deux à trois fois durant la nuit pour nourrir la bête. Je suis déjà éveillé. Depuis mon lit de fer, il me semble voir la neige qui tombe comme des confettis fous et joyeux. Mes grands frères Gaétan et Rodrigue partagent ma chambre. Ils dorment. L'un d'eux ronfle, une locomotive sourde dans la nuit qui meurt. Tantôt, après le déjeuner, ils iront recueillir les lièvres qu'ils auront pris au collet de cuivre. Ils seront gelés, gros et un peu épeurant pour moi; je parle des lièvres évidemment. Maman les apprêtera pour son cipâte; un must! Le gros cadran qui veille sur la commode de bois indique 6h04. Trop tôt pour me lever.
Mes parents sont déjà à la besogne. Je les entends murmurer en bas. C'est bien réconfortant un papa et une maman qui veillent sur la maisonnée et qui préparent Noël au son du vent et des tisons qui dansent dans le cœur du poêle à bois. Ce soir, c'est le réveillon. Depuis quelques jours, ça sent les pâtisseries. Ma mère et ma sœur Claudette enfarinent la maison: tartes au sucre et aux raisins, bûches de Noël, beignes, pets de sœur et sucre à la crème font partie des gâteries de la table. Vive Noël!
Au deuxième, il fait encore plus froid, la chaleur monte péniblement par le grillage. Le plancher est recouvert de prélart; je l'entends craquer. Ma sœur Madeleine passe devant ma chambre et m'aperçoit et sourit. Elle est en jaquette de flanelle rose un peu délavée et porte d'énormes chaussons de laine. Un lutin qui s'est échappé, directement du pôle nord. Elle a 16 ans, ronde comme la lune, sa peau laiteuse brille dans le matin naissant. Je me lève et la rejoins. Excité comme un pou, je me colle à cette boule de chaleur. Ensemble, nous descendons à pas de loup l'escalier.
– «C'est Noël, c'est Noël Mado! Le père Noël va venir ce soir!»
Plus on descend, plus il fait chaud. Arrivé dans la cuisine, j'aperçois maman qui pèle les pommes de terre et papa qui dépèce la viande. Dans la chaise berçante, mon frère ainé, Maurice, berce ma petite sœur Johanne, le bébé de la famille. Elle dort sur lui, enveloppée d'une couverture jaune soleil. Il chantonne des cantiques de Noël. Le temps se calme, la tempête est passée, comme une voleuse durant la nuit.
Après le déjeuner, un soleil éclatant se lève en même temps que tout le monde. Dehors le paysage est saupoudré de farine blanche et brillante. Je me colle le nez à la fenêtre cristallisée par le froid. La grange est enneigée et semble enfoncée sous la terre… Un château d'hiver, un igloo magique pour le père Noël. Princesse, ma chienne, demande la porte. Elle sort pour revenir une minute après, pleine de neige. Nous rions tou,s amusés de lui voir le museau.
Ma petite sœur qui ne me lâche pas d'un pas, veut me montrer quelque chose. Elle a un secret à me dire. Elle me jure que le père Noël est déjà venu. Il ne viendrait pas ce soir.
– «Pourquoi, tu dis ça Jojo? Viens t'avec moi», me dit-elle.
Nous montons et nous nous dirigeons, main dans la main, dans la chambre de notre sœur aînée. Nous entrons sur la pointe des pieds et, oh surprise, elle me montre une grosse poupée qui trône dans le garde-robe.
– «Tu vois, le père Noël est venu me donner ma poupée Suzie, hier soir, dans la tempête; il s'est trompé de chambre. Yé gentil, le monsieur Nowell», me lance-t-elle.
Je ne sais pas quoi penser. Je ne le trouverai pas si gentil, s'il m'oublie ce soir. La journée passe et, malgré l'euphorie qui flotte dans la maison, je demeure inquiet et songeur, mais personne ne s'en aperçoit. La journée est longue et j'ai le flash de la poupée Suzie; et si le Père Noël ne revenait pas?